Les jeux Benoît Sokal [1954-2021] - L'aventure au-delà des planches

J'avais récemment refait le précédent, pour me replonger dans l'ambiance via l'épisode que j'avais quasi totalement oublié, et aussi niveler mes attentes vers le bas pour cette suite inespérée.
Parce qu'après Syberia 3, jolie petite aventure pleine d'inattendu plombée par une réalisation générale catastrophique (dont notre désormais regretté Benoît Sokal était lui-même mécontent), l'existence d'une suite semblait inenvisageable. Non pas que l'histoire de Kate Walker fût bouclée, puisque tel un personnage de bande-dessinée comme Tintin ou Rahan, on peut lui inventer une multitude d'aventures. Bien au contraire, Syberia 3 c'était plutôt l'expérience de fin ouverte la plus frustrante du jeu-vidéal : mission accomplie mais héroïne dans la panade qu'on emporte à l'horizon et cut-retour-direct-à-l'écran-principal ("Tu cliques sur le bouton des crédits si tu veux, nous on a fini au r'voir, merci.") Sorti qq mois plus tard, un petit DLC d'une heure où on joue à peine, pour une histoire parallèle sans incidence sur la principale, rajoutait l'insulte au désintérêt total.
Suite inenvisageable parce que, hormis les atmosphères des environnements, l'histoire et la variété d'idées graphiques de Benoît Sokal toujours fascinantes pour les amateurs de mon cru : optimisation médiocre, mise en scène médiocre, gameplay médiocre, VF limite honteuse éco+ malgré Françoise 'Angelina Jolie' Cadol toujours là pour sauver du naufrage, et donc des ventes médiocres. D'où ma comparaison avec Shenmue 3 : dans une situation pareille, derrière, c'est les limbes. Je m'étais fait une raison, comme pour les potentielles suites des enquêtes de Jack Norm (L'Île Noyée) dont personne n'a rien-à-f'.

Et pourtant, annonce et développement d'une suite. Discret mais dont les aperçus révélaient un projet clairement plus ambitieux.
Son "Prologue" sorti en téléchargement gratuit il y a déjà un an et demi (!) - qui correspond en réalité à la première heure du jeu définitif - n'a été jouée que par 25% des gens l'ayant téléchargé. Et quand j'y ai moi-même joué, bof-bof : petit côté fantasque de l'univers revu à la baisse, donc aspect fantastique en berne, "énigmes" aussi limitées que le gameplay toujours plus davidcagesque ; pas de VF (soyons clair : juste cette "démo", le jeu définitif en a une et elle est parfaite - voix de Matt Damon, Marge Simpson, Le Limier, Floki...), et une intrigue victime du concept même de son histoire puisque son secret s'évente malheureusement très rapidement/facilement. Ayant depuis fini le jeu, laissez-moi cependant réconforter sans spoiler : la révélation finale est en réalité le dernier de nos soucis, le récit et l'ambiance font tout, et il y a tout un tas d'autres petites surprises et retournements pour nous manœuvrer et nous satisfaire.

Un prologue dépaysant, donc. Dans un premier temps par la forme, puisque les précédents volets propulsaient deux quêtes façon fuite en avant, toujours plus loin aux confins du monde, à rechercher monsieur Voralberg, Syberia, ou la frontière ; alors que ce volet-ci échange le train à ressort pour le tramway mécanique (qui pourrait passer pour l'ancêtre du taxi-vision de Total Recall ;) ), pour une enquête en allers-retours dans une ville éblouissante. D'autant plus habiles que ces allers-retours sont à la fois géographiques et temporels, pour mieux nous raconter la vie de la jeune fille dont Kate Walker remonte le fil.
Et là où l'Empire soviétique déchu n'était qu'une toile de fond contribuant à l'ambiance pesante du récit des précédentes aventures, le principe de The World Before s'appuie littéralement sur la Seconde Guerre via une autre variante - bien plus directe - de la métaphore résistants+juifs vs. nazis. (Je dis "autre" puisque dans un sens, c'était déjà le cas dans Syberia 3, où notre Kate chérie aidait un petit peuple nomade poursuivi par des fascistes à passer la frontière.)

Dans un second temps, le prologue parût également dépaysant de sobriété, si je puis dire. Au début du premier Syberia, l'héroïne à peine arrivée en France voit passer une procession funéraire d'humanoïdes automates qui marchent à l'unisson derrière un petit-gros qui joue du tambour, avec une grosse clef dans le dos. Le second c'est la suite directe dans le train-à-ressort lancé à toute allure, et le début du troisième c'est carrément Kate Walker à demi-morte de froid repérée par des hobbits des neiges perchés sur des autruches poilues, survolés par une chouette avec un petit sac-à-dos tout ronron <3 (Sans mentionner que tu commences le jeu juste après en parlant à un gentil petit gars ligoté à une chaise qui vient de se faire amputer d'une jambe... Entre le féérique et le glauquissime, les histoires de Sokal sont souvent faites d'incroyables mélanges des genres pour de drôles de sensations...)
Tandis que ce prologue/début de The World Before, c'est une jeune fille qui, en 1937, traverse une ville somptueuse sur laquelle plane une menace fasciste pour aller jouer un grand piano-kiosque activant un orchestre-spectacle mécanique. C'est magnifique mais c'est moins farfelu, plus sage. L'émerveillement passera ce coup-ci par la beauté du jeu et de sa mise en scène.

Le début du jeu/prologue annonce la couleur : pas plus terne, bien au contraire, plus lumineuse que jamais, juste différente. Contrairement à Syberia premier du nom, on comprend vite qu'on ne tombera jamais sur une université décorée de statues de mammouths de 10 mètres de haut... M'enfin toujours plus passionnant que le début de Life Is Strange avec ses gros paquets de lecture et sa scène d'action assis en cours... Et quand même dix fois plus beau que Syberia 3, patte art-déco/nouveau de Benoît Sokal plus époustouflante que jamais, compositions d'Inon Zur (Fallout depuis le 3) plus émouvantes (et importantes) que jamais, et narration manifestement plus travaillée que jamais. Guettant alors patiemment la lointaine sortie pour lui donner sa chance, j'étais loin d'imaginer que ça me plairait autant.

...dit-il après quinze pages... Eh bien par féliciter la fine mise en abîme qu'on devine derrière cette étroite et dernière collaboration Sokal-Zur, qui met en scène une jolie histoire entre un artiste-peintre et une musicienne, et la renaissance de celle qui recompose le puzzle de leur vie. C'est un émouvant festin visuel et musical sur la révérence de Benoît Sokal et la pérennisation de son œuvre ; une oraison funèbre, et un digne testament aux délicats petits niveaux de lecture. Hugo Sokal et ses amis développeurs ont alors des airs de Kate Walker, collectant et recomposant tout ce qui permettra de raviver et préserver la flamme de l'artiste pour mieux reprendre le flambeau de l'aventure.

La partition est magnifique. Pas la plus mémorable du cosmos, mais émouvante, et donc au coeur du récit ; dont de magnifiques scènes en écho, en "poupées russes", le long du jeu (c'est dire si c'est bien raconté), où les héroïnes sont elles-mêmes galvanisées par le thème le plus important du jeu. L'un des deux-trois thèmes épiques, et tire-larmes, avec le principal du précédent volet, qui finissait par casser les pieds tant on l'entendait, et ici complètement revigoré. C'en est impressionnant.
Puis surtout, surtout, surtout, on pourrait bien entendu poursuivre en mentionnant - et cela même si on peut regretter l'absence d'animaux zarbis et certaines autres petites signatures attachantes de l'auteur - que c'est une des plus belles directions artistiques que j'ai pu voir. J'entends par là autant la beauté que la cohérence (et pas la définition de l'image, quoique ce soit loin d'être dégueu, au contraire), autant la déco d'intérieur que la topologie, et donc la finesse de l'architecture, de l'agencement, des objets, des fleurs, des paysages, des trouvailles, des trucs et des bidules... Ça n'a l'air de rien et c'est tout comme il faut ou presque. Et toujours ce côté rétro- pas trop -futuriste, steam- sans le -punk, qui fait partie du charme de l'univers Syberia.
Bravo à l'équipe et mille mercis à notre cher Benoît tant on prend, malgré le peu d'interactivité dû au genre, un plaisir sensuel à déambuler aux quatre coins de la ville de Vaghen. Et quand on y ajoute une mise en scène cinématographique à des années lumières des trois autres Syberia (surtout de l'anomalie du précédent), qui accompagne astucieusement sans trop retirer la manette des mains, on se passionne d'autant plus pour l'histoire. Ce au point que tous les défauts inhérents à ce type de jeux me sont passés au-dessus de la tête, alors qu'ils sont malheureusement bel et bien présents.

Car oui, il est souvent moins difficile de résoudre les énigmes que de trouver et comprendre les interactions dans l'écran (mention spéciale à l'énigme de la cage d'escalier maudite !). Et davantage quand on a jamais plus de quatre objets dans l'inventaire - toujours sans possibilité de combinaison, que le dernier qu'on a ramassé est probablement le prochain qui va servir, et que si ceux qu'on a ne fonctionnent pas c'est que celui qu'il faut n'est pas loin... Et on peut donc avoir l'impression de passer finalement plus de temps à marcher d'un point de résolution de l'intrigue à un autre qu'à résoudre des casse-têtes qui se résument un peu trop souvent à lire ou comparer des instructions. Ce qui n'empêche pas quatre-cinq idées bien sympas de fourberies prises-de-tête et deux-trois trucs vraiment coriaces. Et - pour ceux qui connaissent la saga et ne se sont rien spoilés - la plus belle des surprises à la résolution de l'une d'entre elles...
Mais ça, cette faiblesse du genre, les développeurs semblent à l'évidence en avoir eu conscience, et ont selon moi réussi à l'utiliser à leur avantage, puisque c'est justement l'autre qualité principale du jeu : il propose l'une des meilleures façons d'adapter les faiblesses du gameplay point 'n click à une histoire.

Ce n'est pas un mystère vu le long article que j'ai retranscrit ici en créant ce topic : j'adore le jeu d'aventure dit "point 'n click". Vieux ou moderne (Lucasart, Sierra, Telltale... Deponia, etc.), je suis donc patient avec le genre, tout en ayant parfaitement conscience qu'en l'état actuel, il est ce que j'appellerai du gameplay artificiel, qui agace rapidement le joueur, moi compris, s'il est imposé pour tout et n'importe quoi. Sans compter l'évolution du gameplay qu'on retrouve dans tous les autres jeux FPS/TPS : qu'importe la logique - réalisme ou métaphore, la plupart des joueurs détestent qu'on étire la durée de vie en le faisant trop interagir sur des détails insignifiants (martyriser un bouton pour simuler la dureté d'une porte ou boîte à ouvrir) ou sur la mise en scène (à la Heavy Rain, pour calmer une crise d'hystérie du perso qui d'vient ouf dans sa teuté).
Pour détourner et prolonger une métaphore bien connue, c'est le même principe que d'étirer la confiture de l'interaction sur la biscotte de la narration : si les dévs forcent trop, la tartine se casse, et ça coupe l'appétit aux joueurs.

Alors la première bonne idée de The World Before, c'est qu'il va au plus simple. Sur le plan de l'ergonomie du moins, certaines énigmes restant relativement exigeantes. Le jeu peut alors plaire au plus grand nombre sans compromettre sa raison d'être de bon point n' click : raconter une histoire.
Énigmes pas trop compliquées, pas d'inventaire trop grand ou de farfouillages trop minutieux. Ni même d'aller-retours trop vastes : on parcourt le jeu par chapitres, chacun circonscrits par une adresse ou un lieu géographique, comme des niveaux, toutefois bien plus resserrés qu'une île entière des Monkey Island, par exemple. Même le traditionnel livre-indice des jeux Sokal est ici convertit en journal narratif, sous forme d'enquête récapitulant nos aventures, offrant au jeu un niveau de lecture supplémentaire, sans être indispensable à la résolution d'énigmes (cela dit très pratique pour se rafraîchir la mémoire entre deux séances de jeu).
Si ça semble mal partir, dans la mine en début de jeu, avec du stick gauche à pointer vers le haut pendant trois minutes parce qu'une Kate Walker épuisée doit pousser du wagonnet rouillé tout en pensant à ses malheurs (soit littéralement faire jouer du sur-place), ça reste logique avec ce qui se passe, et ça sera à peu près tout : le reste du gameplay-mise-en-scène est plutôt du genre à aider l'histoire à couler comme une rivière sauvage.

Et sur ce point, pour rendre hommage à ce qu'aimait dessiner Benoît Sokal (le contraste entre les animaux et les mécanismes, entre la nature sauvage et l'ingénierie humaine, le mélange paradoxal de la flore et l'architecture, les outrages du temps contre ce qui est coulé dans le marbre, etc.), disons que l'histoire est à la fois organique et d'une précision d'horloger. Je voudrais être plus pompeux encore, je parlerai d'orfèvrerie, tant c'est une histoire très agréable à suivre, qui ne paie pas de mine, clair bien qu'elle soit racontée de manière complexe, en une habile narration tressée par les nattes que forment les personnages-clés, et toujours bien justifiée par le point de vue réaliste d'un individu qui voit, lit, raconte, etc. Assez vertigineux pour un "petit jeu Microids" - on est pas loin d'une version franco-belge du Prestige de Christopher Nolan XD

On s'aperçoit alors rapidement qu'au développement, il s'agissait de dégraisser le gameplay pour mieux graisser les rouages de la narration. Que l'histoire glisse juste comme il faut, donc sans pour autant "rouler sur le jeu". Le joueur va bien buter sur des énigmes ou broutilles à trouver dans un coin, comme tout point n' click, mais contrairement aux trucs comme The Medium où - aussi joli que ce soit - on tourne en rond dans le noir et le glauque avec son coupe-boulons XD pour faire avancer une intrigue épileptique dont l'un des principes de bases c'est que l'héroïne (et donc le joueur) soit désorientée et ne comprenne rien à la moitié de c'qui s'passe ma pov' dame, eh bien dans The World Before, quoi qu'il arrive, aussi tendu ou glauque que ça puisse devenir, on tourne en rond dans le beau de l'univers Syberia, dans le calme des caméras semi-fixes, dans une histoire parfois rocambolesque mais toujours limpide, fluide, loin des 150 variations inutiles et fins alternatives d'un Detroit Become Human, qui racontaient finalement bien moins de choses en beaucoup plus de temps...
Rien que ça fait une sacrée différence sur la patience et le plaisir du joueur. Et d'ailleurs, autant dans les moments évidents de tensions (en général quand on doit résoudre ou faire quelque chose juste avant que l'histoire déclenche ou dévoile quelque chose d'épique) que dans les moments moins évidents de trêve.

Et c'est pour moi LA grande petite-idée d'adaptation de ce gameplay artificiel, qui est pourtant complètement contre-intuitive : à l'opposée des moments de suspense, les moments de suspension proposés au joueur. Dans le prolongement de la satisfaction d'avoir résolu une énigme et fait avancer l'intrigue, les respirations de l'histoire : de magnifiques instants d'anti-jeu propre au "film interactif". J'ai l'impression de prendre les gens pour des truffes en écrivant ça mais je vais tenter d'expliquer l'enthousiasme à ne pas jouer... mais c'est un peu de la même logique de lorsque le Hooper nous dit "Moi je pourrais rester là pendant des heures..."

Ou plutôt : ceux d'entre vous qui ont joué à The Last Of Us se souviendront certainement de la fin de la séquence des girafes, que Ellie et Joel regardent partir au loin, et qu'on peut indéfiniment laisser en suspens, tout au plus en manipulant la caméra autour d'eux : vous n'y faisiez rien, et pourtant vous vous y sentiez si bien que vous en gardez peut-être le sentiment que le jeu n'aurait pas pu s'en passer, que ça aidait à construire un petit quelque chose, sans trop savoir si c'est de l'ordre du récit, de l'atmosphère, ou des deux. Quelque chose qui n'aurait pas pu être "dit" autrement. Même avec la petite musique dédiée, on se doute que c'est pas bien différent de lâcher la manette à n'importe quel moment calme du jeu pour profiter de l'environnement ou se faire un bel effet-carteu-postale! ; mais sans forcément que vous sachiez dire pourquoi, possible que ça reste quand même la touche finale de votre séquence préférée...

Eh bien on retrouve une petite magie du même ordre dans The World Before. Tout au long de son aventure et sans obligation aucune, le joueur aura, à des moments précis, l'opportunité d'offrir de petites pauses tout aussi métaphysiques à Kate Walker, sous deux formes différentes.
L'une, concrète, a une vocation narrative : entre deux objets ou infos à dégoter, en général avant de repartir en vadrouille, on trouvera un bout d'environnement, un coin de lit ou une souche d'arbre, où presser le bouton qui déclenchera l'introspection de notre héroïne. Elle s'arrête, s'accoude ou pose son derche, et fait le point sur la situation. Ses peurs, ses doutes, ses espoirs, ou juste la beauté du paysage, dans une petites série de plans mouvants qui permettent d'admirer la scène et ses alentours sous des angles inédits. Une récompense pour ceux qui veulent prendre leur temps. Et l'une des utilisations astucieuses de ce principe a été de mettre la toute première lorsqu'on prend le controle de Kate pour (re)nouer avec le joueur des liens affectifs, alors qu'elle est emprisonnée depuis un an.
L'autre forme de suspension tient quant à elle davantage du gameplay émergeant, dans la même logique que le lâcher de manette, ou Ellie et Joel admirant la vue à la terrasse de l'immeuble, puisqu'il s'agit de rester autant qu'on veut dans les plans muets et contemplatifs achevant certaines scénettes du jeu. À la fin des moments d'introspection évoqués ci-dessus, mais aussi et tout particulièrement lors des voyages en tramway qui ventilent les chapitres, et qui font leur petit effet avec trois fois rien...
Cliquant la prochaine destination de l'aventure, on déclenche chaque fois une scénette de longueur et de nature variables, où notre Kate Walker monte à bord du petit véhicule et s'installe, puis découvre le paysage, ou s'interroge sur la suite des événements, ou dialogue avec un autre personnage. Jusque-là, rien de particulier. Le petit rien du tout en plus, comme le coup des girafes, c'est qu'on attend que le jeu nous signale la fin de la scène en nous redonnant les rênes, alors que c'est à nous de les reprendre, et qu'on ne le comprend qu'après un temps d'incertitude. Précisément dans l'exemple du tramway : la fin des scénettes n'incluent jamais l'arrivée à destination, et on "décide" quand on arrive.
On est donc initié malgré soi - surtout la toute première fois quand on découvre le principe - à des respirations optionnelles, parce qu'on ne réalise pas tout-de-suite que la scène est déjà terminée, que les plans contemplatifs en question vont se mettre à tourner en boucle, et que le bouton pour "passer" à la suite apparaît discrètement (après une première boucle, quoique je ne suis plus sûr...). On se laisse deux-trois itérations, histoire de vérifier que ça tourne bel et bien en boucle ou qu'on ne manque pas un beau plan à admirer, avant de comprendre que c'est là une transition grâcieuse entre la scénette et la reprise du gameplay. Une transition qui participe autrement à l'immersion du joueur, en lui laissant le temps de s'imprégner de l'atmosphère du jeu, de penser à ce qui vient de se passer, d'être dit, ou à ce qui est sur le point d'advenir, comme une soupape, et donc de faire une pause comme l'héroïne assise sur une souche ou attendant d'arriver à sa prochaine destination en regardant défiler le paysage...
Deux-trois plans qui tournent en boucle et donnent la drôle d'impression que c'est Kate qui se perd dans ses pensées en contemplant le paysage, qu'il est important qu'on y assiste ; et dans le cas du tramway traversant la ville, l'impression encore plus drôle que l'aventure continue d'avancer alors qu'on la laisse en suspens...

Deux-trois plans, c'est bien sûr répétitif, ça en laissera certainement plus d'un de marbre, et ce n'est certainement ni neuf ni l'idée du siècle, tel un économiseur d'écran ou écran de chargement en carrousel. Mais dans le contexte et l'inertie de l'histoire, c'est pour moi plus que fonctionnel, ça raconte quelque chose, et c'est émouvant. Comme pour les girafes, c'est une sensation difficile à décrire, et si je devais m'y risquer, je dirai que c'est une sensation ludique intime, inverse à celle de voir défiler le vrai paysage modélisé quand on voyage en train dans un Red Dead. Inverse, parce qu'en monde ouvert-bac à sable on a mille choses à faire et qu'on peut faire ça quand on veut ; tandis que The World Before n'est qu'un point n'click, qu'on reste collé à l'histoire, qu'on n'a que ça à faire et que c'est un moment unique du récit qu'on n'aura pas l'occasion de revoir si on passe à la suite...
Dans un jeu au gameplay pourtant minimum fait de caméras semi-fixes, de choix de dialogues sans incidences alternatives, où seule l'histoire et la beauté de la D.A. comptent, l'idée de ces respirations bien placées s'imposent comme par magie, se révèlent étonnamment efficaces, entre deux résolutions, en espèces de récompenses de fin/début de niveau, pour rythmer et immerger. Et c'est un rapport d'autant plus intime quand on sent venir une échéance du récit, telle que la fin du jeu, qu'on ne veut pas quitter, et qu'on se prend à rester dans la boucle du voyage en tramway qu'on devine être le dernier, pour différer l'arrivée à destination, donc le dénouement, et ainsi profiter une dernière fois de son atmosphère incroyable... On peut alors rester bercé par la musique ou les bruits ambiants de la nature, de la ville, et donc celui que produit le tramway passant sur les rails...

J'ai mis trois tomes encyclopédiques à m'attarder sur quelque chose qui n'a l'air de rien, mais qui est selon moi l'un des secrets de l'extraordinaire beauté de ce qui n'est pour beaucoup de gamers avertis, et à raison, que du point n' click à la mords-moi-l'n'oeil... À la capacité d'émerveillement de chacun...