A l'aube d'une année 2015 riche en blockbuster, les médias et critiques, indépendantes ou non se déchaînent et travaillent d'arrache-pied pour faire entendre leur avis sur cette prochaine saison. 2015, une overdose annoncée ; 2015, meilleure année de l'histoire pour les salles de cinéma, les visions de ces oracles divergent; mais au-delà de ces articles qui pullulent un peu partout, il est clair que tout le monde a un avis sur cette prochaine année, et en général très tranché.
Comme certains le savent, je travaille dans les effets spéciaux et ai participé à la production de plusieurs de ces blockbusters. J'ai donc décidé d'expliquer de manière assez exhaustive ce qu'est un blockbuster, sans prêcher pour ma paroisse.
Je compte ouvrir un blog et vais publier mes chroniques sur ce thème ici, au rythme d'une par semaine. Je ne m'attarderais pas sur un film en particulier mais les utiliserais pour illustrer certains aspects assez généraux. Aucun article internet ne m'a vraiment satisfait sur le sujet bien que j'ai pas mal traîné sur des blogs de cinéphiles autoproclamés experts en cinéma. Je n'en suis bien sûr pas un non plus mais si tant de personnes se permettent d'écrire sur des sujets qui leur sont assez vagues, je ne vois pas de raison de ne pas donner mon avis, au contraire. Bien sûr mes propos risquent d'en barber certains car je ne cherche pas le concis tel qu'on le trouve sur internet : je me suis déjà rendu compte que 30 minutes passées à lire un livre sur un sujet m'apprennent plus de choses que 4 heures à lire des articles épars piochés sur internet, même sur des sites sérieux : je cherche donc à m'approcher du premier plutôt que du deuxième, découpé en -je pense- une dixaine de chroniques.
Mais le site laissant peu de liberté à la mise en page, je vais peut-être basculer assez vite sur le blog si la présentation est trop désagréable.
Tout d'abord, d'où vient ce terme ? Le terme blockbuster semble traverser trois marchés importants du capitalisme contemporain : l'immobilier, le pharmaceutique et l'entertainment. Ne vous inquiétez pas, nous n'allons pas retracer l'histoire de ces trois domaines, mais leur parallèle me semblait intéressant. Ces trois marchés témoignent de la même tendance à une croissance démesurée, à une expansion globale, sinon mondialisée, dont le blockbuster représente l'un des noms. Le nom du capital lui-même et de son excès, c'est à dire la pointe hyperbolique d'un système qui est structurellement excessif, voire explosif.
Pour l'anecdote, lors de mes toutes premières lectures au sujet du blockbuster dans le cinéma il y a de ça quelques temps déjà, j'avais acheté de nombreux livres traitant le sujet, autant de bons que de mauvais, sans première sélection et ai même reçu un livre traitant de blockbuster sans rapport aucun avec le cinéma... L'histoire du mot, comme je l'ai dit, renvoie en effet aussi à une expression pharmaceutique : blockbuster medicine. terme désignant un médicament capable de générer des chiffres d'affaires dépassant le milliard de dollars par an. Dans le langage courant, blockbuster medicine ou blockbuster drug indique aussi, au-delà des considérations financières, un médicament largement prescrit par les médecins traitants pour des affections chroniques de longue durée : ce qu'on appelle un one-size-fits-all blockbuster drug; un médicament taillé pour toute la famille... Oui je sais, elle démarre mal cette histoire de blockbuster...
Cette question de size, de taille, est aussi constitutive de la confection de tout blockbuster, et ce d'un double point de vue : d'une part la dimension visuelle du spectacle qui, d'une production à l'autre est promise comme toujours plus grande, avec toujours plus de VFX et des monstres toujours plus gros; et d'autre part, il y va pour ainsi dire de la taille de l'adresse, car le blockbuster est pensé pour TOUS les publics, pour le grand public global à taille unique: one-size-fits-all blockbuster movie pourrait-on dire. La production d'un blockbuster doit d'ailleurs compter à l'avance avec ce qu'on appelle le cultural discount, c'est à dire la « perte de valeur » et d'intérêt du film une fois qu'il est transporté sur le marché étranger, traduit dans un autre système culturel. Ainsi, pour éviter le risque d'impopularité, les blockbusters traitent de sujets susceptibles d'une large diffusion, ils ont recours à un langage prétendu comme universel, à un imaginaire de valeurs partagées partout. Bref, les blockbusters sont conçus pour sembler les plus familiers possibles dans tout contexte, pour pouvoir accueillir au mieux toute culture et sous-culture de la société globale, qui peuvent toujours s'y projeter et s'y reconnaître.
Sur le marché immobilier, le terme de blockbuster était utilisé aux Etats-Unis dans les années 1960 pour définir un spéculateur immobilier qui, après avoir identifié un quartier blanc à proximité d'un quartier noir en expansion, encourageait les propriétaires blancs à vendre leurs maisons, en exploitant la peur que leur voisinage ne soit bientôt envahi par des Noirs et en jouant sur leur crainte de la dévaluation immobilière qui s'ensuivrait. Le blockbusting revenait donc à exploser le block, le quartier.
Par blockbuster on entend couramment un produit cinématographique à vocation explicitement commerciale, adressé au plus large public possible, confectionné grâce à un énorme investissement financier et qui a pour but d'engendrer de grosses sommes d'argent. Bien que d'autres produits d'entertainment tel que des romans, des spectacles de théâtre, des jeux vidéos soient parfois définis comme des blockbusters, pour indiquer leur dimension commerciale visant le plus grand impact économique, le terme est utilisé de façon prédominante dans le cinéma. Apparemment, la première fois que ce mot ait été appliqué à un film remonte à 1951, dans un article de la revue Variety, où l'on qualifiait le film Quo Vadis ? de « box-office blockbuster ».
Malgré la confusion sémantique à laquelle prête le terme, souvent utilisé pour désigner des films qui ont eu un énorme succès, les critiques et historiens qui étudient ce phénomène populaire partagent presque tous l'idée que blockbuster définit une superproduction très coùteuse, indépendamment du résultat auprès du grand public : la preuve en est que certains blockbusters sont des flops (il suffit de penser à Waterworld en 1995, à Godzilla en 1998 ou a Invasion en 2007). Ou bien, au contraire, il peut y avoir des films qui ne sont pas des blockbusters et qui connaissent pourtant un grand succès commercial, malgré des coùts de production réduits (on les appelle des sleepers : pensons à The Blair Witch Project de Myrick et Sanchez en 1999 ou Paranormal Activity de Oren Peli en 2007). Un blockbuster donc, est un produit qui, par l'investissement financier qu'il requiert, est construit en amont en tant que tel. Autrement dit : « un film est d'emblée un blockbuster mais ne peut pas le devenir ».
Jaws de Spielberg est considéré comme le premier blockbuster dans ce sens, à savoir un produit cinématographique très coùteux destiné à un public de masse. Au-delà des innovations inhérentes à sa production, la nouveauté de Jaws consiste surtout dans une nouvelle configuration de la distribution et de la promotion qui marquera ensuite de son empreinte la stratégie de confection de tout blockbuster.
Outre le lancement, avant la sortie du film, d'une importante campagne publicitaire diffusée par le médium télévisuel (indispensable pour toucher tous les publics), Jaws a initié une stratégie de distribution, dite de saturation booking, qui est depuis devenue dominante : puisque le blockbuster vise un public global, la stratégie de la saturation, qui consiste à lancer un film sur le marché simultanément dans d'innombrables salles, est très efficace car elle permet de toucher dans un bref laps de temps le plus large public possible.
Ce qui a changé, toutefois, à partir de la deuxième moitié des années 1980, c'est le fait que l'exploitation en salle ne constitue plus la principale source de revenus d'un film : aujourd'hui,la salle de cinéma représente « moins de 15% des entrées réalisées au cours du cycle de vie d'un film, les 85% restants étant engendrés par d'autres formes de distribution ». C'est à dire, d'une part, les revenus de la home vidéo et, d'autre part, les activités économiques extra-cinématographiques, à savoir ce qu'on appelle les marchés dérivés du merchandising, nouvel élément du capitalisme cinématographique global.
Les grandes compagnies qui produisent les blockbusters comprennent que ces films représentent d'immenses sources de profit, en se prêtant notamment à la promotion d'un large choix de produits dérivés : « à partir d'un blockbuster, en effet, on pouvait tirer des produits vestimentaires, des séries télévisées, des livres, des jeux vidéos, des CDs de musique, des bandes dessinées... », ainsi que des gadgets de toute sorte. Cette économie extra-cinématographique devient si puissante que les films eux-même sont conçus d'avance en vue de leur rentabilité sur les marchés dérivés. Il est alors clair qu'un blockbuster ne se réduit plus à l'expérience cinématographique qu'il offre en salle. Et cela explique aussi le fait que les flops -c'est à dire les blockbusters qui n'auraient pas été à la hauteur des attentes en termes de profit- ne sont jamais de vrais flops : ils ne risquent en tous cas pas d'entraîner une faillite, car les marchés dérivés génèrent des revenus si énormes qu'ils sont difficiles à déterminer.
Mais à ces marchés que je viens d'évoquer, il faut ajouter le marché militaire ou de l'armement, qui semble en vérité précéder tous les autres. C'est pourquoi nous devons revenir à l'origine militaire du terme blockbuster : il s'agit en effet du nom argotique donné à une bombe utilisée par la Royal Air Force pendant la seconde guerre mondiale, ainsi désigné pour sa capacité à détruire un îlot ou paquet de maisons.
Si le blockbuster est avant tout une bombe, de quelles explosions cinématographiques et filmiques est-elle si porteuse ? Ce genre de film -qui n'est pas exactement un genre, mais plutôt un transgenre – crée l'équivalent d'une déflagration de l'objet cinématographique qui se divise, se multiplie, se sépare de ses propres marques et signes filmiques pour les disséminer dans d'autres contextes, qui n'ont plus rien à voire avec le cinéma.
Depuis toujours, le cinéma traite volontiers de la guerre, comme objet de divertissement mais aussi de pédagogie idéologique : il faut se rappeler que pendant la seconde guerre mondiale, Walt Disney, Warner Bros (avec Merrie Melodies ou Looney Tunes) ainsi que d'autres compagnies de l'industrie hollywoodienne participent à une production massive de films de propagande pour soutenir le gouvernement américain et ses choix militaires. Il suffit de penser à des films comme The Great Dictator (Charlie Chaplin, 1940), Casablanca (Curtiz, 1943), Why We Fight (documentaires de Frank Capra entre 1942 et 1945 sur commande du gouvernement), ou encore à des cartoons comme Der Fuhrer's Face ou Education for Death (Walt Disney, 1943). . Le lien a toujours été ténu entre l'industrie cinématographique des superproductions, et comme une solidarité structurelle entre les contextes cinématographiques et militaires qui se croisent dans le terme de blockbuster. C'est ainsi qu'une bombe utilisée par les forces britannique a pu être baptisée Disney Bomb, en hommage à l'un des films de propagande produits par Disney en 1943, Victory Through Air Power, qui avait apparemment inspiré le projet même de la bombe en question !
Dans Falling Hare (Clampett, 1943), un cartoon de la série des Merrie Melodies, on voit Bugs Bunny assis confortablement sur une bombe blockbuster. Il lit un livre : Victory Thru Hare Power (victoire par la force, ou la suprématie des lièvres). Il s'amuse à lire, incrédule, des histoires de gremlins, ces légendaires petites créatures qui sabotaient les avions pendant la guerre.
Could that have been a Gremlin ? Cette question reviendra dans d'autres cartoons, la série télévisée The Twilight Zone et les deux Gremlins de Joe Dante.
Nous Continuerons d'ailleurs sur ces deux blockbusters très révélateurs de Joe Dante : Gremlins (1984) et sa suite Gremlins 2, la Nouvelle Génération (1990).
Bien que vous ayez certainement vu ce film dans votre enfance, un rafraichissement pourrait être intéressant avant la suite. J'évoquerais également le prequel et le sequel au travers notamment d'Alien.
Sources :
[Magic Kingdom : Walt Disney and The Americain Way of Life, Steven Watts]
[cf. le témoignage de H. C. Potter, l'un des réalisateurs de Victory Through Air Power, rapporté par le critique Leonard Maltin dans The Disney Films, Crown]
[Marco Cucco, « The promise is great: the blockbuster and the. Hollywood economy ]
[Julian Stringer, Movie Blockbuster]